Il était un petit navire…

Paru le 30 juin 2020, Le Bateau à film de Charlotte Billard est un récit intime d’une aventure humaine et artistique qui nous embarque avec beaucoup de poésie et de sensibilité. Aventure qui se poursuit aujourd’hui à travers les rencontres et avis qu’il suscite.

Retrouvez Charlotte Billard au Festival les Écrans de l’Aventure de Dijon le 17 octobre et au Salon du Livre de Marseille le 6 décembre.

Nous avons le plaisir de partager avec vous la critique rédigée par Jean-François Dars, documentariste membre du laboratoire CNRS-La Fémis Métier de l’Image et écrivain. Le texte est accessible en entier ci-dessous.

Couverture Le Bateau à film

IL ÉTAIT UN PETIT NAVIRE…

Une bonne nouvelle pour l’année 2020, qui n’en compte pas encore beaucoup : une écrivaine est née, a plume is borne ! En vrac : elle s’appelle Charlotte Billard et vient de publier chez L’Art-Dit, modeste maison d’édition arlésienne, un « récit d’expédition entre aventure et cinéma », avec pour titre LE BATEAU À FILM. Voilà, vous avez tous les renseignements qui vous permettront de vous procurer l’ouvrage dans les meilleures libraires, en particulier aux Traversées, en bas de la Mouff, à Paris.

Et maintenant, ce qu’il convient d’en penser. Sachez que Charlotte et quatre de ses copines (il y avait aussi des copains, car au gré des escales l’équipage se renouvelait partiellement, un peu comme au Sénat) embarquèrent un beau jour de La Rochelle sur un cotre de 10 mètres, La Tortuga, ventru et poussif, avec l’idée baroque de faire le tour de l’Amérique du Sud et, de port en port, de réaliser divers films, voire quelques expos ou performances avec des groupes d’artistes portuaires préalablement contactés.

Voilà pour l’argument, et maintenant, la littérature : depuis Seul autour du monde à la voile, de Josuah Slocum, l’homme qui partit un beau jour de 1895 à bord du Sprayet boucla en 1898, donc trois ans plus tard, le premier tour du monde en solitaire, en s’arrêtant ici ou là plusieurs semaines ou mois (rencontrant entre autres le président d’Afrique du Sud, Kruger, qui lui expliqua que la Terre était plate), depuis donc la lecture de sa relation jamais je n’avais eu autant la sensation d’être moi aussi embarqué sur une coque de noix livrée aux caprices des éléments déchaînés. Voilà pour la qualité de littérature marine. Et puisque le récit de Charlotte Billard comporte aussi plusieurs épisodes terrestres, jamais je n’avais eu la perception chez un auteur du même détachement amoureux vis-à-vis des mœurs et coutumes des habitants depuis Ecuador, d’Henri Michaux (qui pour résumer la vie à bord d’un bateau sur le fleuve restitue un dialogue entre fumeurs : « Haben Sie fosforos ? No tengo, caballero, but I have a briquet »). Bien entendu, Charlotte n’est ni Slocum ni Michaux, elle est juste une écrivaine de langue française débutante, mais avec une langue parfaite, fluide, juste le bon dosage d’écrit et de parlé pour qu’on oublie la rigueur grammaticale pourtant bien présente.

Une écrivaine, disais-je. Oui, ça se reconnaît à des signes qui ne trompent pas. Impossible de survoler son texte, comme on peut (et même doit, pour s’en débarrasser, tant la vie est courte) le faire avec l’avalanche de récits autobiographés de normaliennes fraîches moulues qui caractérise la production actuelle, avec Charlotte Billard il faut tout lire, chaque phrase, chaque ligne, chaque mot, car chaque phrase, ligne ou mot déclenche dans la tête une image qui elle-même renvoie à une idée. Je pourrais piocher des citations par dizaines, je n’en isolerai qu’une : errant quelque part en Amazonie et contemplant les arbres : « Est-ce qu’on les coupe, ces arbres, pour imprimer la Bible ? » Le massacre moderne des forêts est ainsi relié à l’arrivée des premiers missionnaires chrétiens par qui tout le mal a suivi. Avec comme corollaire en fond de sauce qu’aucune de nos actions ne peut être véritablement innocente, puisque nous ne sommes pas plus capables qu’avec la météo d’en prévoir les développements. Il n’est pas un chapitre qui ne se termine avec un coup de gong de ce genre, rappelant que l’auteur ne s’en laisse pas compter.

Quant au récit lui-même, c’est bien entendu la relation d’un voyage, c’est-à-dire ce qu’il ne faut pas faire si l’on en croit Lévi-Strauss qui a dit qu’il convenait de haïr les voyages et les explorateurs (il avait tort pour les voyages, mais il était casanier, il avait raison pour les explorateurs, parce qu’ils apportent le progrès à ceux qui n’en ont que faire), mais derrière son journal de bord méticuleux, allègre, remuant, Charlotte Billard donne à voir entre les lignes la manière dont fonctionne la jeunesse actuelle, j’entends sa manière de vivre ensemble, de composer, de se chamailler, de se réconcilier, d’avoir des bouffées d’enthousiasme, de se lover dans une discrète atmosphère de sentimentalité amoureuse aussi changeante que le temps, avec face aux aléas de la vie quotidienne une indifférence de canard sur lequel l’eau glisse (tempêtes, spi déchiré, tentative d’escroquerie d’une partenaire brésilienne cherchant à distance à partir avec la caisse, agression physique chilienne, lourdes menaces péruviennes, on s’en remet), et en plus le souverain naturel avec lequel tout le monde jongle avec l’informatique (il en faut de nos jours aussi bien pour faire des films que pour tracer sa route), s’emparant de logiciels inconnus un peu comme les tout petits enfants s’emparent d’un livre à colorier et le barbouillent irrémédiablement. Je veux dire par là que si les civilisations modernes se sortent de ce qui les attend, ce sera grâce à l’état d’esprit de ces générations-là, qui ont leurs limites, leurs ignorances, leurs angoisses mais, à la différence des précédentes, sont suffisamment libres d’idéologies (enfin, disons plutôt de systèmes de pensée) pour s’emparer efficacement des outils qui leur seront légués et inventer plutôt que répliquer.

Des tentacules culturels lancés de port en port, nous ne saurons pas grand-chose, et c’est peut-être aussi bien.

De l’auteur en tant que personne, nous ne saurons pratiquement rien, sinon qu’il s’agit d’une jeune fille, avec la charge de magie noire et de lumière qu’implique cet état transitoire, et c’est très bien ainsi, surtout en ces temps où l’impudeur littéraire fait des ravages.

Enfin, une relation de voyage sans une once de folklore ou de « pittoresque », il fallait le faire, comme on dit. Depuis la collection Petite Planètede Chris Marker au Seuil, ce miracle-là, l’empathie qui va à la rencontre des peuples plutôt que le tourisme qui les nie, ne s’était pas beaucoup reproduit.

Jean-François Dars

 

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